21 Unités Paysagères Transmuées
DE LA COULEUR–
Curiosités esthétiques, Michel Lévy frères., ,
Œuvres complètes de Charles Baudelaire, vol. II (p. 77-198).
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Supposons un bel espace de nature où tout verdoie, rougeoie, poudroie et chatoie en pleine liberté, où toutes choses, diversement colorées suivant leur constitution moléculaire, changées de seconde en seconde par le déplacement de l’ombre et de la lumière, et agitées par le travail intérieur du calorique, se trouvent en perpétuelle vibration, laquelle fait trembler les lignes et complète la loi du mouvement éternel et universel. — Une immensité, bleue quelquefois et verte souvent, s’étend jusqu’aux confins du ciel : c’est la mer. Les arbres sont verts, les gazons verts, les mousses vertes ; le vert serpente dans les troncs, les tiges non mûres sont vertes ; le vert est le fond de la nature, parce que le vert se marie facilement à tous les autres tons 1. Ce qui me frappe d’abord, c’est que partout, — coquelicots dans les gazons, pavots, perroquets, etc., — le rouge chante la gloire du vert ; le noir, — quand il y en a, — zéro solitaire et insignifiant, intercède le secours du bleu ou du rouge. Le bleu, c’est-à-dire le ciel, est coupé de légers flocons blancs ou de masses grises qui trempent heureusement sa morne crudité, — et, comme la vapeur de la saison, — hiver ou été, — baigne, adoucit, ou engloutit les contours, la nature ressemble à un toton qui, mû par une vitesse accélérée, nous apparaît gris, bien qu’il résume en lui toutes les couleurs. La séve monte et, mélange de principes, elle s’épanouit en tons mélangés ; les arbres, les rochers, les granits se mirent dans les eaux et y déposent leurs reflets ; tous les objets transparents accrochent au passage lumières et couleurs voisines et lointaines. À mesure que l’astre du jour se dérange, les tons changent de valeur, mais, respectant toujours leurs sympathies et leurs haines naturelles, continuent à vivre en harmonie par des concessions réciproques. Les ombres se déplacent lentement, et font fuir devant elles ou éteignent les tons à mesure que la lumière, déplacée elle-même, en veut faire résonner de nouveau. Ceux-ci se renvoient leurs reflets, et, modifiant leurs qualités en les glaçant de qualités transparentes et empruntées, multiplient à l’infini leurs mariages mélodieux et les rendent plus faciles. Quand le grand foyer descend dans les eaux, de rouges fanfares s’élancent de tous côtés ; une sanglante harmonie éclate à l’horizon, et le vert s’empourpre richement. Mais bientôt de vastes ombres bleues chassent en cadence devant elles la foule des tons orangés et rose tendre qui sont comme l’écho lointain et affaibli de la lumière. Cette grande symphonie du jour, qui est l’éternelle variation de la symphonie d’hier, cette succession de mélodies, où la variété sort toujours de l’infini, cet hymne compliqué s’appelle la couleur. On trouve dans la couleur l’harmonie, la mélodie et le contre-point. Si l’on veut examiner le détail dans le détail, sur un objet de médiocre dimension, — par exemple, la main d’une femme un peu sanguine, un peu maigre et d’une peau très-fine, on verra qu’il y a harmonie parfaite entre le vert des fortes veines qui la sillonnent et les tons sanguinolents qui marquent les jointures ; les ongles roses tranchent sur la première phalange qui possède quelques tons gris et bruns. Quant à la paume, les lignes de vie, plus roses et plus vineuses, sont séparées les unes des autres par le système des veines vertes ou bleues qui les traversent. L’étude du même objet, faite avec une loupe, fournira dans n’importe quel espace, si petit qu’il soit, une harmonie parfaite de tons gris, bleus, bruns, verts, orangés et blancs réchauffés par un peu de jaune ; — harmonie qui, combinée avec les ombres, produit le modelé des coloristes, essentiellement différent du modelé des dessinateurs, dont les difficultés se réduisent à peu près à copier un plâtre. La couleur est donc l’accord de deux tons. Le ton chaud et le ton froid, dans l’opposition desquels consiste toute la théorie, ne peuvent se définir d’une manière absolue : ils n’existent que relativement. La loupe, c’est l’œil du coloriste. Je ne veux pas en conclure qu’un coloriste doit procéder par l’étude minutieuse des tons confondus dans un espace très-limité. Car, en admettant que chaque molécule soit douée d’un ton particulier, il faudrait que la matière fût divisible à l’infini ; et d’ailleurs, l’art n’étant qu’une abstraction et un sacrifice du détail à l’ensemble, il est important de s’occuper surtout des masses.
Mais je voulais prouver que, si le cas était possible, les tons, quelque nombreux qu’ils fussent, mais logiquement juxtaposés, se fondraient naturellement par la loi qui les régit.
Les affinités chimiques sont la raison pour laquelle la nature ne peut pas commettre de fautes dans l’arrangement de ces tons ; car, pour elle, forme et couleur sont un. Le vrai coloriste ne peut pas en commettre non plus ; et tout lui est permis, parce qu’il connaît de naissance la gamme des tons, la force du ton, les résultats des mélanges, et toute la science du contre-point, et qu’il peut ainsi faire une harmonie de vingt rouges différents. Cela est si vrai que, si un propriétaire anticoloriste s’avisait de repeindre sa campagne d’une manière absurde et dans un système de couleurs charivariques, le vernis épais et transparent de l’atmosphère et l’œil savant de Véronèse redresseraient le tout et produiraient sur une toile un ensemble satisfaisant, conventionnel sans doute, mais logique. Cela explique comment un coloriste peut être paradoxal dans sa manière d’exprimer la couleur, et comment l’étude de la nature conduit souvent à un résultat tout différent de la nature. L’air joue un si grand rôle dans la théorie de la couleur, que, si un paysagiste peignait les feuilles des arbres telles qu’il les voit, il obtiendrait un ton faux ; attendu qu’il y a un espace d’air bien moindre entre le spectateur et le tableau qu’entre le spectateur et la nature. Les mensonges sont continuellement nécessaires, même pour arriver au trompe-l’œil.
L’harmonie est la base de la théorie de la couleur.
La mélodie est l’unité dans la couleur, ou la couleur générale.
La mélodie veut une conclusion ; c’est un ensemble où tous les effets concourent à un effet général.
Ainsi la mélodie laisse dans l’esprit un souvenir profond.
La plupart de nos jeunes coloristes manquent de mélodie.
La bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d’assez loin pour n’en comprendre ni le sujet si les lignes. S’il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs. Le style et le sentiment dans la couleur viennent du choix, et le choix vient du tempérament. Il y a des tons gais et folâtres, folâtres et tristes, riches et gais, riches et tristes, de communs et d’originaux. Ainsi la couleur de Véronèse est calme et gaie. La couleur de Delacroix est souvent plaintive, et la couleur de M. Catlin souvent terrible. J’ai eu longtemps devant ma fenêtre un cabaret mi-parti de vert et de rouge crus, qui étaient pour mes yeux une douleur délicieuse. J’ignore si quelque analogiste a établi solidement une gamme complète des couleurs et des sentiments, mais je me rappelle un passage d’Hoffmann qui exprime parfaitement mon idée, et qui plaira à tous ceux qui aiment sincèrement la nature :
« Ce n’est pas seulement en rêve, et dans le léger délire qui précède le sommeil, c’est encore éveillé, lorsque j’entends de la musique, que je trouve une analogie et une réunion intime entre les couleurs, les sons et les parfums.
Il me semble que toutes ces choses ont été engendrées par un même rayon de lumière, et qu’elles doivent se réunir dans un merveilleux concert.
L’odeur des soucis bruns et rouges produit surtout un effet magique sur ma personne. Elle me fait tomber dans une profonde rêverie, et j’entends alors comme dans le lointain les sons graves et profonds du hautbois2. » On demande souvent si le même homme peut être à la fois grand coloriste et grand dessinateur. Oui et non ; car il y a différentes sortes de dessins. La qualité d’un pur dessinateur consiste surtout dans la finesse, et cette finesse exclut la touche : or il y a des touches heureuses, et le coloriste chargé d’exprimer la nature par la couleur perdrait souvent plus à supprimer des touches heureuses qu’à rechercher une plus grande austérité de dessin. La couleur n’exclut certainement pas le grand dessin, celui de Véronèse, par exemple, qui procède surtout par l’ensemble et les masses ; mais bien le dessin du détail, le contour du petit morceau, où la touche mangera toujours la ligne. L’amour de l’air, le choix des sujets à mouvement, veulent l’usage des lignes flottantes et noyées. Les dessinateurs exclusifs agissent selon un procédé inverse et pourtant analogue. Attentifs à suivre et à surprendre la ligne dans ses ondulations les plus secrètes, ils n’ont pas le temps de voir l’air et la lumière, c’est-à-dire leurs effets, et s’efforcent même de ne pas les voir, pour ne pas nuire au principe de leur école. On peut donc être à la fois coloriste et dessinateur, mais dans un certain sens. De même qu’un dessinateur peut être coloriste par les grandes masses, de même un coloriste peut être dessinateur par une logique complète de l’ensemble des lignes ; mais l’une de ces qualités absorbe toujours le détail de l’autre. Les coloristes dessinent comme la nature ; leurs figures sont naturellement délimitées par la lutte harmonieuse des masses colorées.
Les purs dessinateurs sont des philosophes et des abstracteurs de quintessence.
Les coloristes sont des poëtes épiques.
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Excepté à ses générateurs, le jaune et le bleu ; cependant je ne parle ici que des tons purs. Car cette règle n’est pas applicable aux coloristes transcendants qui connaissent à fond la science du contre-point.
Les Kreisleriana, opus 16, sont huit pièces pour piano composées par Robert Schumann en 1838, alors que le compositeur était âgé de 28 ans. La durée d’exécution est d’environ 30 minutes.
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Dans le bureau de la direction de l’UFR Ingémédia à Université de Toulon. Merci à Philippe Bonfils, initiateur de cette acquisition.
Il est vrai que l’art ne s’apprend pas à l’école bien au contraire. Je me suis vue refuser un tableau car il n’entrait pas dans les normes que nous enseignait le prof de dessin. Ce fut celui qu’on choisit pour orner le hall de l’école. J’étais bien trop jeune et timide pour en tirer gloire.
Si elle voyait ce que tu fais, elle serait horrifiée…
Trop nouveau et artistique pour elle…
Oui, mais c’était une autre époque.
Beaucoup de personnes n’avaient pas encore eu accès à l’art dit « contemporain ». Je n’aime pas trop ce terme car l’art est toujours contemporain d’une époque, l’art actuel serait plus juste.